Interview de Viviane Trèves - février 2024

Interview de Viviane Trèves

dans "AEF info • Agence d'informations spécialisées"

Pesticides : "Les agriculteurs ne peuvent pas changer seuls" (Viviane Trèves)

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Treves Viviane interview

"Pour permettre la réduction des pesticides, il faut parvenir à transformer les pratiques de plusieurs acteurs", explique dans un entretien avec AEF info Viviane Trèves. La chercheuse a soutenu en janvier 2024 une thèse en sciences de gestion sur les plans français Ecophyto, qui ont du mal à porter leurs fruits. Selon elle, c’est parce qu’ils sont centrés sur les agriculteurs alors que la réduction dépend aussi d’autres acteurs agri-alimentaires comme les supermarchés ou l’industrie. La chercheuse remarque également que la réduction des pesticides doit se penser différemment en fonction des territoires et des filières. "Réguler les pesticides dans le blé et dans les fruits, ce sont deux choses très différentes", note-t-elle. Viviane Trèves suggère de clarifier la vision de l’État sur les pesticides, et de renforcer ses moyens locaux pour aider les acteurs à mieux se coordonner.

Viviane Trèves DR - DR

AEF info : Le débat fait rage aujourd’hui autour des indicateurs de suivi des plans Ecophyto, qui visent à diminuer drastiquement l’usage de pesticides en France. Les associations environnementales défendent le Nodu (Nombre de doses unités) tandis que les professionnels des produits phytopharmaceutiques et le gouvernement, lui préfèrent l’indicateur européen HRI1 (lire sur AEF info ici et ). Que pensez-vous de ce débat ?

Viviane Trèves : Il est important. La logique initiale des plans Ecophyto consiste à réduire les usages de pesticides, comme moyen le plus efficace pour réduire leurs impacts sur la santé humaine et sur l’environnement. Car on a beau tourner le problème dans tous les sens, la science est claire sur ce point : le meilleur moyen de réduire l’impact de ces produits chimiques, c’est bien d’en réduire l’utilisation (lire en encadré). On a donc besoin d’un indicateur qui permette de suivre réellement cette évolution des usages – et le Nodu est certainement à ce titre l’indicateur le plus approprié.

Pour mémoire, le premier plan Ecophyto a été lancé en 2008 avec un objectif de diminution de 50 % de l’usage des pesticides à l’horizon 2018. Cette cible n’allant pas être atteinte, le plan a été renouvelé dans une version II, puis dans une version II+ et le gouvernement réfléchit actuellement à la mouture "2030", avec toujours cet objectif de réduction de -50 %, mais cette fois à l’horizon 2030 et par rapport à la période 2015-2017.

Le débat sur les indicateurs est important car l’indicateur permet de juger si l’on a atteint l’objectif ou non ; il vient justifier la politique publique. Néanmoins, ce que mes recherches montrent, c’est que se concentrer sur l’indicateur est insuffisant. En fait, les acteurs se déchirent autour de cette question depuis le début, sans que cela leur ait permis de comprendre pourquoi les plans Ecophyto ont du mal à produire les effets escomptés.

UN IMPACT NÉGATIF AVÉRÉ SUR LA BIODIVERSITÉ

Parce qu’ils sont faits pour tuer, les produits phytopharmaceutiques impactent la biodiversité. "Il apparaît de façon robuste qu' [ils] sont, dans les zones agricoles, une des causes principales du déclin des invertébrés terrestres, dont des insectes pollinisateurs et des prédateurs de ravageurs (coccinelles, carabes…), ainsi que des oiseaux", peut-on ainsi lire dans une expertise scientifique collective réalisée en 2022 par l’Inrae et l’Ifremer. L’étude pointe également l’effet de ces produits sur les organismes aquatiques, ainsi que leur responsabilité dans le déclin des amphibiens et des chauves-souris.

Selon cette analyse, ils impactent également les services écosystémiques, c’est-à-dire rendus par la nature à la société. L’expertise remarque que les micro-organismes voient diminuer leur capacité à dégrader la matière organique et à fournir des nutriments aux écosystèmes. La pollinisation est "affectée négativement, principalement par les insecticides néonicotinoïdes et pyréthrinoïdes", tout comme la lutte qu’assurent les prédateurs naturels contre les ravageurs des cultures. "La production végétale sera donc à terme impactée négativement elle aussi", pointe l’étude, qui rappelle que "la réduction de l’utilisation des pesticides reste le premier levier pour préserver la biodiversité". C’est d’ailleurs dans ce sens que la France a lancé ses plans Ecophyto.

AEF info : Quel est le constat ? Pourriez-vous peut-être d’abord nous expliquer la logique d’action de ces plans ?

Viviane Trèves : Ils sont principalement volontaristes, avec très peu d’actions contraignantes : ils contiennent une grande variété d’outils, comme de l’accompagnement pour les agriculteurs, de la formation ou encore du soutien à la recherche et à l’innovation. De plus, et il s’agit là d’un point important, ils sont majoritairement centrés sur les agriculteurs et leurs conseillers. Ce sont principalement eux dont on va chercher à changer les pratiques. Or d’une part le volontarisme, et d’autre part ce centrage sur l’agriculteur, ne sont pas compatibles avec des objectifs de réduction ambitieux.

AEF info : Pour quelles raisons ? En quoi ces logiques empêchent-elles les plans d’être opérants ?

Viviane Trèves : Avant de répondre à cette question, je veux préciser qu’il y a beaucoup de manières de voir les problèmes des plans Ecophyto. On peut les analyser en termes de politique et de jeux de pouvoir. On peut les envisager sous un angle économique : si utiliser des pesticides coûte moins cher que mettre en place des pratiques alternatives, rien ne peut changer. Il faudrait donc jouer sur des systèmes de taxes et de subventions, alors que les grands outils financiers qui subventionnent l’agriculture, comme la PAC, n’ont pas été réorientés. On peut aussi souligner l’incapacité des gouvernements successifs à définir une direction claire pour l’agriculture française.

Tous ces prismes sont pertinents et forment une part de la vérité. J’ai travaillé sous un autre angle, complémentaire, en cherchant à identifier les verrous d’ordre organisationnel. En effet, réduire les pesticides pose des problèmes de coordination, qui sont loin d’être anodins. En fait, tout simplement, les agriculteurs ne peuvent pas changer seuls : il faut que de nombreux autres acteurs des systèmes agri-alimentaires transforment aussi leurs pratiques.

Je vous donne un exemple : la diversification des cultures peut être un moyen de réduire les pesticides. En effet, au lieu d’avoir une seule espèce sur une surface, une plus grande variété de plantations peut bloquer la diffusion d’un ravageur, car il sera stoppé par la présence d’une autre culture. Mais les agriculteurs ne peuvent pas développer ces cultures de diversification tout seuls : il faut que des entreprises collectent ces nouvelles cultures, que des silos les stockent, que les industries de transformation les achètent et disposent des recettes pour les intégrer dans leurs produits. Donc, pour permettre la réduction des pesticides, il faut parvenir à transformer les pratiques de plusieurs d’acteurs de manière relativement coordonnée.

Or les plans Ecophyto n’étaient pas structurés pour répondre à ces problématiques : d’autres acteurs agri-alimentaires, pourtant puissants, que sont les supermarchés, les industries de transformation ou les banques, en étaient quasiment absents. En outre, les outils pour organiser l’action collective et la coordination étaient largement insuffisants.

AEF info : Concrètement, comment pourrait être organisée cette coordination ?

Viviane Trèves : Nous avons tendance à penser les politiques agricoles comme un tout monolithique. Pourtant, quand on observe d’autres politiques publiques, comme celle des transports, on différencie la politique vélo de celle liée à la voiture individuelle, ou au train par exemple, et les collectivités locales ont aussi leur rôle à jouer. Et bien nous avons aussi besoin de faire des politiques agricoles plus fines, mieux adaptées aux filières et aux territoires. Il faut entrer dans le détail. Réguler les pesticides dans le blé et dans les fruits, ce sont deux choses très différentes par exemple.

Pour parler des fruits, ils reçoivent des traitements phytosanitaires notamment pour avoir un aspect impeccable, ce qui correspond à une demande des supermarchés et des consommateurs. Si les agriculteurs décident seuls d’arrêter ces traitements, ils prennent le risque de ne plus vendre leur production. Réduire les pesticides et donc vendre de moins beaux fruits ne repose pas uniquement sur les agriculteurs, mais doit être décidé de façon plus collective. Dans ce type de cas, l’État pourrait avoir un rôle à jouer, en tant qu’intermédiaire. Il pourrait être l’initiateur et le coordinateur d’une négociation entre les acteurs pour transformer les critères de qualité.

Dans la filière blé/pain, des chercheurs ont mis en lumière en 2010 un verrou spécifique : la meunerie française établit chaque année une liste de variétés recommandées qui oriente les choix des coopératives et donc des agriculteurs. À nouveau, l’État pourrait jouer ce rôle de coordination pour organiser le dialogue entre les différents acteurs concernés et faire évoluer la liste en question, en favorisant par exemple l’intégration des espèces plus résistantes à certaines maladies.

AEF info : Vous invitez donc à repenser le mode d’action de l’État ?

Viviane Trèves : Tout d’abord, il faut garder à l’esprit que la coordination ne peut se faire qu’au service d’une vision claire. Un cap qui donne aussi le courage d’interdire, de manière anticipée et réfléchie, les produits qui doivent l’être. Or malheureusement, les dernières semaines ont montré un certain manque de clarté du gouvernement, qui peine à assumer une direction en faveur de l’agroécologie plutôt qu’une agriculture intensive et productiviste (lire sur AEF info).

Au service d’un cap, il faut aussi des moyens. L’État n’est pas assez outillé pour soutenir des transformations systémiques d’ampleur et adaptées aux particularités des filières et des territoires. Par exemple, il est urgent de renforcer les représentations locales de l’État – notamment les Draaf et les Dreal, qui ont été vidées au fil des dernières années. Réinvestir dans les représentations locales de l’État est aussi fondamental pour recréer du lien avec les acteurs, dont les agriculteurs. Car la rupture de ce lien mène à l’incompréhension mutuelle, voire au rejet de l’action de l’État.

Enfin, les apprentissages de ces 15 années sur les plans Ecophyto doivent nous amener à réfléchir de façon plus globale sur la façon dont sont pensées les grandes politiques publiques de transition. Repenser la manière d’agir de l’État est indispensable non seulement pour le plan Ecophyto, mais aussi pour tous les domaines de la planification écologique.

Date de modification : 27 février 2024 | Date de création : 26 février 2024 | Rédaction : FB